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World March of Women

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Violences : le corps des femmes, terrain et enjeu pour le patriarcat

Jean Enriquez, directrice de la Coalition contre le trafic des femmes (CATW), parle du trafic sexuel et de la prostitution en introduction aux débats sur le champ d’action « la violence envers les femmes comme outil de maintien du patriarcat (contrôle du corps, de la vie et de la sexualité des femmes et marchandisation du corps des femmes).
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« On m’a demandé de parler du trafic sexuel comme point central de la violence envers les femmes. Toutefois, je souhaite préciser en introduction que la prostitution elle-même, le fait d’acheter et de vendre le corps des femmes et des fillettes constituent un système de violence envers les femmes qui lui-même permet à ce trafic d’exister. L’acte d’acheter et le commerce des corps, réalisés en vue d’engranger des profits sont une violation flagrante de l’intégrité des femmes, de leur dignité et de leur autonomie.

Les actes commis par les acheteurs et les capitalistes se basent sur le manque de choix qu’ont les femmes, tant dans le Nord que dans le Sud. Le trafic est un moyen de s’assurer que la demande en corps des femmes, à savoir celle de l’industrie de la prostitution, soit assurée. Dès lors nous considérons qu’il faut définir plus précisément le trafic sexuel pour y inclure non seulement les éléments de force physique qui rendent ce trafic possible, mais aussi, dans une perspective féministe, des actes comme l’exploitation ou le fait de prendre avantage de situations ou de vulnérabilités créées par les contextes sociaux qui engendrent les inégalités économiques et sexuelles.

Le terme de « violence envers les femmes » se réfère à de nombreuses formes de comportements violents dirigés directement envers les femmes et les filles uniquement à cause de leur sexe. En 1993, dans la Déclaration sur l’élimination de la violence envers les femmes, l’assemblée générale des Nations unies ont proposé la première définition officielle d’une telle violence. Selon l’article 1 de cette Déclaration, la violence envers les femmes inclut: « tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée. »

Le fait que les femmes soient souvent engagées émotionnellement et économiquement avec ceux qui les violentent a des conséquences importantes sur la façon dont les femmes vivent la violence et sur la meilleure manière d’intervenir. Des actes qui seraient punis s’ils étaient dirigés contre un employeur, un voisin, une connaissance, restent souvent impunis quand ce sont des hommes qui les commettent à l’égard des femmes, surtout si ces actes sont commis au sein de la famille ou quand les femmes sont payées, comme c’est le cas dans le système de la prostitution.

Je parle ici non seulement comme une militante de la Coalition contre le trafic des femmes, mais aussi comme quelqu'un qui travaille directement avec des survivantes de la prostitution. Les sessions de conseil que j’ai avec ces survivantes, m’ont convaincue, sur une base quotidienne, que l’entrée des femmes dans la prostitution est liée à une expérience qu’elles ont eue d’inceste et/ou de viol; au cynisme de leur famille et de leur communauté quand elles font état de cette situation; aux pressions culturelles qui leur imposent d’être disponibles sexuellement pour les hommes et de considérer le fait d’abandonner leur corps à un homme comme un « plus ». Quand je parle de « choix », il ne s’agit pas seulement de choix économiques. Les choix concernent aussi les rôles des femmes dans leurs relations avec les hommes. Ils se réfèrent à la possibilité ou impossibilité d’être dans des contextes où la sexualité est définie et déterminée. Que ce soit dans le Nord ou le Sud, le contexte général dans lequel les femmes vivent est le patriarcat, un système où les femmes sont violées, battues; où elles sont abusées sexuellement; où on les considère comme des objets à l’usage des hommes, où l’image transmise par les télévisions est que c’est « bien » pour des jeunes femmes d’être accessibles sexuellement; où les hommes pensent eux aussi que les femmes aiment être violées et prostituées – tout cela au profit du patriarcat.

Et le patriarcat rejoint le capitalisme et les inégalités économiques qu’il nourrit. Que ce soit dans le Nord ou le Sud, les femmes sont désavantagées sur les plans économique, politique, social. La pauvreté et la discrimination raciales existent partout, même si l’appauvrissement atteint une plus grande amplitude dans le Sud. Et nous savons que la mondialisation néo-libérale touche plus durement les femmes dans les deux hémisphères.

Les causes qui sous-tendent la violence à l’égard des femmes résident dans le patriarcat et sont aggravées par la pauvreté. Elles résident dans l’idée que les hommes se font de leur domination sur les femmes et que la possibilité de posséder le corps des femmes est autorisée socialement. Elles se basent enfin sur le refus de reconnaître aux femmes l’égalité dans toutes les sphères de la vie. On touche là à la définition de la masculinité où les hommes se voient octroyer un accès et une possession sans contrôle au corps des femmes. On touche au mythe du besoin incontrôlé des hommes et à leur droit d’acheter ou de violer des femmes quand ce besoin les taraude. Ainsi, même quand aucun argent n’est mis en jeu via la prostitution, il y a le viol. Certaines femmes sont aussi particulièrement visées à cause de leur appartenance ethnique, de leur classe, de leur culture, de leur orientation sexuelle ou parce qu’elles appartiennent à des communautés marginalisées.

Les conséquences pour la santé, la violence, les abus sexuels dont souffrent les femmes et les filles trafiquées sont les mêmes que celles vécues par les femmes et les filles battues et violées. Le problème est que, lorsque des femmes et des filles sont soumises à ce type de violence dans le cadre de la prostitution, c’est considéré comme du « sexe » (Raymond, et al, 2001). Contrairement à l’idée que la prostitution est semblable à n’importe quel autre travail, la prostitution dans laquelle la plupart des femmes trafiquées finissent, est notoirement un lieu de violence. Dans la prostitution, les femmes sont agressées, violées, battues; elles subissent des actes sadiques, du harcèlement sexuel, des insultes verbales et sont utilisées sexuellement par de nombreux hommes. À force de vivre dans un climat de peur, de nombreuses femmes recourent à la drogue ou à l’alcool pour oublier le traumatisme de leur vie quotidienne. Plusieurs études ont montré que les femmes qui ont été plusieurs années dans la prostitution souffrent du Désordre du stress post-traumatique qui normalement touche les personnes ayant vécu des expériences traumatisantes durant une guerre. Il est donc essentiel de mettre en cause la demande de prostitution, les définitions de la masculinité et la mondialisation – l’idéologie qui fait la promotion et aggrave l’achat et la vente de femmes.

Permettez-moi d’illustrer cette demande effrénée d’accès au corps des femmes par les hommes :

En Australie: chaque semaine, 60.000 hommes de Victoria dépensent 7 Millions de $US (M$US) auprès de prostituées, l’industrie légale de la prostitution générant plus de 360 M$US par an et attire quelque 4.500 prostituées (Jeffreys). En Italie: 1 Italien sur 6 (soit environ 17 %) utilise des femmes dans le cadre de la prostitution. Dit différemment, cela signifie que, en Italie, 9 millions d’hommes font usage de quelque 50.000 prostituées (International Conference, 2004). En Allemagne, 18% des Allemands payent régulièrement pour avoir des relations sexuelles (Adolf Gallwitz,” 2003). Chaque jour, un million d’hommes y achète des femmes (Herz, 2003). Grande-Bretagne: 10 % de la population masculine de Londres achète des femmes qui se trouvent sur le marché de la prostitution (Brown, 2000). États-Unis : on estime que la moitié des hommes recourent fréquemment aux prostituées et que 69 % d’entre eux ont payé pour des relations sexuelles au moins une fois dans leur vie (Brown, 2000). Thaïlande: il y a 5,1 millions de touristes sexuels par an et 450.000 acheteurs locaux chaque jour (Barry). 75 % des Thaïlandais sont clients des prostituées et près de la moitié des hommes de ce pays connaissent leur première expérience sexuelle avec une prostituée (Brown, 2000). Vietnam: 70 % des hommes interceptés dans les bordels seraient des officiels de l’État. Enfin, au Cambodge, 60 % à 70 %des hommes ont déjà payé des femmes pour des actes sexuels. 

Après avoir illustré de manière concrète le rôle du patriarcat dans la création et le maintien du trafic sexuel et la prostitution, laissez-moi rappeler le rôle que joue la mondialisation néo-libérale dans la promotion de la prostitution et dans le trafic sexuel. Le récent Accord général sur le commerce des services de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) libéralise le tourisme. Dès lors, des investissements sans mesure dans ce secteur ont été faits et continueront d’être faits pour l’usage des femmes considérées comme des « ressources » vendues aux touristes. Même sans cela, nous savons que la mondialisation a appauvri des millions de femmes, a accéléré leur licenciement, l’augmentation de contrats de travail de 3 à 6 mois, l’octroi de bas salaires et a mené à leur expropriation des terres qu’elles avaient transformées en cultures agricoles. Suite à l’appauvrissement massif des femmes, le système s’est mondialisé avec la mondialisation des économies et tend à devenir une industrie mondiale de plusieurs milliards de dollars.

- Selon le Bureau fédéral de recherche des États-Unis, l’industrie mondiale du trafic des êtres humains génère des revenus annuels de 9,5 milliards de $US. En Thaïlande, le trafic représente un marché de 500 milliards de  Baht annuels (soit près de 124 millions de $US, ce qui représente environ 60 % du budget de l’État (CATW). En Corée du Sud, les profits de l’industrie du sexe ont atteint 24,0712 trillions, ce qui correspond à environ 4,4 % des 578, 8 trillions du PNB national et est l’équivalent des profits enregistrés dans les secteurs de l’agriculture et de la pêche. 

- Les industries de la pornographie et du cybersexe génèrent environ 1 milliard de $US annuels et on s’attend à une hausse dans les cinq prochaines années. Les propriétaires, les proxénètes, les gérants font des profits à partir d’un système où les femmes restent perdantes, où elles sont forcées à se droguer, où leur corps est mutilé, etc.

- Les employeurs des pays développés emploient et importent une main d’oeuvre bon marché; le recrutement illégal est chose commune dans les pays du Sud où les politiques gouvernementales normalisent le trafic (légalisation de la prostitution, tolérance, etc.)

Tant le patriarcat que la mondialisation créent la demande, mais aussi la militarisation de pays par les forces nord-américaines et la compétition grandissante au sein de l’industrie du sexe. En Corée seulement, 5.000 femmes des Philippines et beaucoup plus de Russes travaillent dans la prostitution autour des bases militaires US. En même temps, la compétition crée de la pression pour « importer » des femmes de plus en plus jeunes, de plus en plus exotiques, ce qui touche particulièrement les femmes autochtones et les filles aborigènes. 

Le défi actuel vient des gouvernements qui ne font pas le lien entre le trafic et la prostitution et qui légalisent la prostitution et comme c’est le cas en Australie, en Nouvelle Zélande, aux Pays-Bas, en Allemagne, ou qui la tolèrent comme dans de nombreux pays où la société civile critique uniquement les pires formes de la prostitution, qui sont le travail des enfants ou la « prostitution forcée ».

Pourquoi certains secteurs qualifient-ils les violences envers  femmes seulement de « prostitution forcée » ? Y a-t-il donc une « prostitution libre » ? Comment peut-on parler de « prostitution libre » alors que les cultures forcent les femmes à accepter que, lorsque toutes les autres solutions ont échoué, le fait de rendre son corps accessible augmenterait l’estime de soi ou le pouvoir ?

Le défi actuel consiste à s’opposer à l’idéologie générale qui normalise la prostitution, la considérant comme un « plus » pour les femmes en l’appelant « travail du sexe ». C’est un problème très récent, qui accompagne la montée du post-modernisme, qui consiste à refuser de classer la prostitution dans le contexte du patriarcat et des inégalités structurelles, économiques et politiques. Refuser de classer la prostitution comme une suite du viol, de l’hétérosexime et de l’usage du viol dans un contexte de guerre.

Le défi actuel consiste à s’opposer à la légalisation ou décriminalisation de la prostitution. De faire passer la criminalisation des femmes et des enfants dont la vulnérabilité est exploitée à celle des acheteurs et du marché, et du patriarcat et du capitalisme mondial dans l’industrie du sexe. Le défi consiste à criminaliser la demande..

Le défi actuel consiste à faire pression sur les États, non seulement pour qu’ils fournissent des programmes aux survivantes de la prostitution mais aussi pour qu’ils s’attaquent aux causes de la prostitution et du trafic sexuel – le patriarcat par lequel les hommes définissent leur sexualité à travers leur supériorité sur les femmes et l’accès au corps des femmes, ainsi que les inégalités économiques dues à la mondialisation néo-libérale, qui exploite le travail des femmes, les appauvrit et les laisse sans contrôle sur les ressources.

Nos alliance sont donc avec les survivantes de la prostitution. Dans notre travail direct avec elles, elles témoignent que si des options sont disponibles, si le monde est différent, si la prostitution n’était pas un piège pour des filles blessées et appauvries, elles ne seraient pas dans la prostitution. Bref, la prostitution n’est pas ce à quoi elles ont rêvé petites.

Au moment précis où je parle, chaque minute, des millions de femmes et d’enfants supplémentaires sont trafiquées en Asie, en Amérique du Sud, en Afrique et même dans le Nord. Nous voulons un monde où les femmes ne sont pas prostituées et ne sont pas considérées comme une classe inférieure.

Comme féministes, notre devoir est d’agir pour un monde libre de toute forme de violence à l’égard des femmes – que ce soit le viol, les coups, la prostitution et le trafic sexuel. Nous devons nous attaquer aux racines du trafic sexuel et de la prostitution et ne pas accepter l’idée que rien ne peut être fait et juste accepter que le trafic sexuel et la prostitution sont un travail pour les femmes.

Comme des esclaves avaient dit, avant que l’esclavage soit aboli, nous ne nous sommes pas croisé les bras, au contraire, nous nous sommes battus pour abolir l’esclavage. Allons-nous nous croiser les bras et permettre que des femmes et des fillettes, nos filles, nos petites-filles soient traitées comme des esclaves sexuelles et nous contenter de dire qu’il s’agit de travail ? Je ne parle pas de sortir, par la force, des femmes des bordels. Je parle de les organiser et, avec elles, de lutter pour des alternatives en s’attaquant aux structures de pouvoir. Ainsi, aux Philippines, nous nous organisons, avec les survivantes, nous approfondissons notre féminisme à travers l’éducation, les services de santé et d’autres services psycho-sociaux qui ne sont pas limités à l’éducation au VIH-Sida et nous combattons les politiques de l’OMC qui exacerbent la vulnérabilité des femmes et des filles et nous cherchons à abolir les structures d’inégalité et à les remplacer par des alternatives féministes et socialistes.»

Pour en savoir plus : http://www.catwinternational.org/

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Last modified 2006-09-12 10:53 AM