Les féminismes transnationaux au Forum social mondial : des éléments clés du travail de Janet Conway sur la féminisation des espaces anti-mondialisation [1]
1. Différentes attitudes féministes concernant le Forum
social mondial (FSM) et les mouvements qui le structurent :
- Les féministes devraient profiter de
l’occasion du FSM pour organiser leurs propres espaces autonomes
féministes ou de femmes, à l’intérieur ou parallèlement au FSM.
- Les féministes devraient profiter du FSM pour
interagir avec d’autres mouvements progressistes qui participent au forum.
- Les féministes devraient s’impliquer en
profondeur dans les luttes présentes au forum et s’engager vis-à-vis des
mouvements qui le constituent, mixtes et non féministes, en les
considérant tout d’abord comme des alliés dans la lutte contre la
mondialisation néolibérale pour la justice sociale, et ensuite, en tant
que féministes, en tentant d’obtenir auprès d’eux, l’inclusion de la
question du genre dans leurs pratiques et politiques.
Concordant avec la conclusion
de Janet Conway qui dit que le « Forum social mondial a besoin du
féminisme et les féministes ont besoin d’initiatives comme le Forum social
mondial pour faire en sorte qu’un autre monde soit possible » (p14/p68), nous devons nous interroger sur la
manière dont la MMF va s’engager dans le FSM, en termes de participation ou
non, à la fois au Conseil international (CI) ou en tant que déléguées et
organisatrices des activités de l’événement lui-même. Enfin, allons-nous
continuer à nous battre concernant les structures de l’organisation du FSM ou
seulement profiter des espaces du FSM autant que possible (Matte, 2005) ?
2. Facteurs qui influencent ces différentes
attitudes :
- Des inquiétudes féministes de longue date sur
l’importance de l’autonomie politique et organisationnelle du mouvement
des femmes face aux mouvements de gauche dominés par les hommes.
- L’ “ONGisation” du féminisme à travers le
monde en tant qu’effet de la Décennie ONU, des stratégies de développement
qui lui sont associées et des répercutions politiques contradictoires que
ce phénomène a eu sur les mouvements féministes : 1. Emergence de
mouvements hautement professionnalisés 2. Experts et lobbyistes
internationalisées des politiques féministes vs femmes du peuple, de la base 3. Mouvements des peuples
pauvres et autochtones devenant chaque fois plus combatifs face au
néolibéralisme agressif.
Quelle
est la position adoptée par la MMF dans le « continuum
activiste-fémocrate » (en reconnaissant que beaucoup de réseaux féministes
ont oscillé avec plus ou moins de succès entre ces deux pôles) ?
- Malgré le fait qu’aussi bien le féminisme
“socialiste” que le féminisme “radical” présents au FSM aient connu de
profondes mutations, au-delà de leurs slogans des années 70, et convergent
maintenant à beaucoup d’égards (conscience de leurs diversités internes,
lutte contre le néolibéralisme, les exclusions, les inégalités, etc.), il
continue d’exister des différences concernant les accords de collaboration
avec d’autres mouvements non féministes et le poids relatif des politiques
du corps, de la sexualité et la reproduction face à celles des aliments,
de l’eau, de la terre, et du travail.
- Le caractère féministe de chaque forum repose
largement sur la personnalité des mouvements féministes qui accueillent,
sur l’intensité de leur force politique et dans l’organisation, en général
et face aux autres mouvements progressistes. Alors que les réseaux
féministes internationalisés ont été
des acteurs clés pour la gouvernance du FSM dans son CI, les
féminismes enracinés culturellement, politiquement et au niveau de
l’organisation ont davantage réussi à faire en sorte que le forum soit
féministe.
- - Comment la MMF devrait-elle appuyer ces féminismes locaux pour
parvenir à une augmentation de sa participation à la dynamique du
FSM ?
- Le besoin de reconnaître la contribution du
féminisme à des mouvements et espaces d’émancipation contemporains comme
le FSM : “ Le féminisme est en train de changer le monde par le biais
d’une recherche persistante de convergence à travers la différence, une
réflexion sur les relations de pouvoir inégales ... et un engagement
concernant l’inclusion, la participation et l’amélioration de ces
conditions d’inégalités... Les féministes ont appris à leurs dépens qu’il
n’existe aucun patriarcat « trans-historique » qui produise une
oppression commune parmi les femmes, qu’il n’existe pas un sujet politique
unifié « femme », ni même de politiques féministes unitaires.
Les féministes sont en train d’amener ces connaissances politiques au
FSM » (p67/68).
3. Les différences entre les réseaux féministes
transnationaux : la position de la MMF comparée à celle de l’Articulation
féministe MARCOSUR (AFM) (particulièrement visibles lors du FSM de Nairobi,
2007)
AFM |
MMF |
Evénements organisés
en 2007: Dialogues féministes (DF) ; élaboration d’alliances
anti-mondialisation contre les fondamentalismes ; construction du
mouvement féministe ; Manifestation de femmes ; etc. |
Evénements organisés
en 2007 : migration et violence contre les femmes ; souveraineté
alimentaire et alliances entre les femmes des milieux urbain et rural ;
femmes et travail ; Charte mondiale de la MMF ; IVe
Forum social de la diversité sexuelle ; travail et globalisation ( 2
événements) ; Assemblée des mouvements sociaux. |
Les événements ont
attiré de manière presque exclusive un public féminin, en majorité des
professionnelles ou des femmes issues des classes supérieures (en particulier
dans le cas des participantes africaines). |
Evénements assez
mixtes en termes de genre et classe, notamment l’atelier sur la Charte
mondiale, qui a attiré beaucoup d’hommes et de femmes qui travaillaient au
FSM et de militantes issues de mouvements pauvres du Kenya. |
Dans leur culture
politique, les DF ressemblent à des réunions internationales qui pourraient
se dérouler dans n’importe quel endroit du monde. Dans une large mesure, le
fait que le FSM se soit déroulé en Afrique n’a pas semblé important. |
Lors des événements
qu’elle organise, la MMF s’engage par son internationalisme, avec les
personnes du lieu, en profitant de l’opportunité pour « donner la
parole aux mouvements des femmes d’Afrique et pour renforcer leur pouvoir au
sein de la MMF » (p9) |
L’AFM et d’autres
réseaux, y compris les DF, constituent de manière active le FSM, également
par leur participation à des organes de décision, mais... |
La MMF a plutôt
tendance à agir sur le terrain, par le biais d’un travail d’alliances sur des
affaires concrètes, mettant en jeu une forte expérience des pratiques
d’actions politiques, pour lesquelles elle constitue une alliée féministe
sûre, mais ne définit pas les règles de l’accord. |
Les DF sont constitués
à la base par des réseaux féministes transnationaux qui se définissent comme
tels. Dans leur travail quotidien, ces réseaux peuvent s’insérer dans le
travail local et spécifique, mais leur discours et pratiques à l’intérieur
des DF évitent dans une large mesure les spécificités locales. Bien que les
intervenants des DF soient capables de s’identifier avec une région ou une
autre du monde, leurs discours sur le néolibéralisme, le fondamentalisme et
la militarisation ont tendance à être globaux par nature et abstraits,
indépendants des luttes particulières à chaque lieu. |
La MMF est constituée
comme une coordination de féminismes locaux, concrètement engagés dans des
géographies spécifiques, dans des contextes locaux particuliers de luttes
ayant un lien avec la pauvreté et la
violence contre les femmes. |
Mouvement
singulièrement monoculturel, qui est le produit du militantisme féministe lié
à des circuits multinationaux particuliers, résultat de processus de l’ONU
dans les années 90. |
Quelques relations
avec le système de l’ONU mais des racines historiques qui sont assez différentes
: depuis son début, la MMF a représenté une forme de transnationalisme
féministe différente, orientée vers la construction du mouvement, clairement
consciente de créer un réseau global de militantes locales relevant le défi
de négocier les différences qui surgissent dans le lieu lui-même. En raison de la diversité des groupes qui la
composent en termes de secteurs, échelles et modes d’activités, en raison de
sa confiance dans « la politique contentieuse » plutôt que dans le
lobby, et pour son articulation avec le mouvement anti-mondialisation...la
Marche représente un développement novateur dans le champ de la politique
féministe transnationale (p9). |
Discours plus
abstraits, académiques et souvent déplacés. |
Construction, dans la
pratique, d’un nouveau type de mouvement féministe à travers un soin concret
porté aux affaires spécifiques qui concernent les femmes pauvres et
marginalisées dans des endroits particuliers, moins préoccupé par le fait que
ces personnes se définissent comme féministes et partagent le même discours
sur les droits sexuels, etc. |
Le radicalisme du
féminisme des DF se révèle à travers la place centrale accordée au corps
comme lieu de la politique...L’intégration des axes imbriqués de la
mondialisation néolibérale, la militarisation, la guerre et les
fondamentalismes est réalisée en se focalisant sur le corps en tant que
médiateur des relations sociales. Les réseaux féministes des DF ont constitué
l’avant-garde de la lutte pour la protection et l’inclusion des droits
sexuels et reproductifs dans les espaces, pratiques et discours du FSM... les
féministes de l’AFM ont vu le FSM principalement comme un espace pour faire
progresser le dialogue à travers la différence entre les mouvements, suivant
la prémisse d’une politique transversale
qui incorpore le corps comme le lieu des luttes sociales qui se croisent. |
Lutte pour que le
féminisme soit reconnu à l’intérieur du processus d’organisation du FSM –
comme une réponse à la mondialisation néolibérale...comme un mouvement social
qui apporte quelque chose d’essentiel et pas simplement comme un de plus dans
une infinité de groupes, d’identités, de stratégies... Dans cette optique, le
féminisme est en lui-même un projet radical et égalitaire de transformation
sociale. Dans le mouvement anti-mondialisation et dans le FSM, les féministes
“ont aidé à faire évoluer le programme anti-néolibéral vers un programme
égalitaire” (MMF,2005). Ces discours et pratiques, fortement axés sur
l’anti-capitalisme, l’anti-impérialisme et la construction d’alliances avec
d’autres mouvements, s’inspirent clairement du féminisme socialiste. |
Le féminisme
transnational des DF bien que très sensibilisé à la diversité, à l’inclusion
des races, nationale, de génération et sexuelle, et malgré une critique
radicale au néolibéralisme, n’adopte pas une position claire concernant les
classes sociales. |
Enracinée dans les
luttes locales pour la survie des femmes pauvres et clairement alignée sur
les mouvements de masse de base qui militent pour la justice économique comme
Via Campesina. |
Discours analytiques
plus sophistiqués que ceux de la MMF mais une rhétorique qui efface la
pratique. Les intellectuelles des DF ne produisent que des réflexions
théoriques féministes sur le sens du FSM, contribuant fortement à la discussion
globale qui est en train d’émerger. |
La pratique est
beaucoup plus avancée que la théorie. Le discours très largement descriptif
que la MMF produit sur elle-même, est centré sur les pratiques d’organisation
et de mobilisation. Par son internationalisme localisé et par le biais de ses
alliances politiques, la MMF est en train de contribuer de manière très
importante à la diffusion des mouvements, bien que, comme nous le savons,
cela demeure assez implicite. |
Plus cohérente
analytiquement |
Plus avancée politiquement |
La plus grande
campagne réalisée contre le fondamentalisme qui relie le fondamentalisme
économique du néolibéralisme au fondamentalisme religieux et ethnique
croissant. |
« La marche
semble éviter soigneusement le langage du fondamentalisme » (p.7 note de
bas de page n°10). |
4. La question cruciale concernant le futur du féminisme est de
savoir dans quelle mesure les
mouvements féministes seront ouverts, pluriels, tournés vers le dialogue et les
alliances, non seulement vis-à-vis d’eux-mêmes, mais aussi face aux mouvements
considérés, dans les gros traits, comme d’émancipation (mais en d’autres termes
que ceux des féministes), aussi bien à l’intérieur du FSM que dans d’autres
espaces anti-mondialisation (p.66/67)...
[1] Transnational Feminisms and the World Social Forum: Encounters and Transformations in Anti-globalization Space. Conway, J. in Journal of International Women’s Studies Vol. 8:3, Abril 2007.
- Troubling Transnational Feminism(s): Contesting the Future of Feminism at the World Social Forum (submitted June 2007) Conway, J. in Transnationalising Women’s Movements: Solidarities Without Borders, eds. Dufour, P., Masson, D. e Caouette, D. UBC Press..
Dernière modification 2007-11-13 08:33 AM
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